On sait comment la novlangue prétend remplacer le débat par l’apparente simplicité d’une formulation. Alors que la situation exceptionnelle d’une fermeture généralisée faisait cesser toute activité scolaire et universitaire, l’expression de « continuité pédagogique » allait s’imposer et laisser croire à la possibilité d’éviter toute conséquence majeure.
Entendons-nous bien, nul d’entre nous ne pourrait mettre en cause la volonté délibérée que le travail enseignant se poursuive à distance. D’ailleurs, le travail des professeur·es a montré combien l’engagement des fonctionnaires à poursuivre leur action dans les perspectives de l’intérêt général était capable de dépasser les imprévisions et les insuffisances de la politique nationale. Au passage, aucune stratégie autoritaire, aucune prescription méthodologique n’a été nécessaire. L’inscription de l’action des fonctionnaires citoyen·nes dans les valeurs de la république et de la démocratie a suffi.
Pour autant, les enseignant·es, que ce soit dans le primaire, le secondaire ou le supérieur, savaient combien cette continuité serait illusoire si elle devait être promue comme capable d’éviter toute rupture. D’abord parce que leur travail quotidien leur montre régulièrement qu’apprendre s’inscrit dans le jeu des relations sociales au sein de la classe. Ensuite, parce que, par expérience, ils savent combien le contournement d‘une difficulté résiste souvent à leur compétence professionnelle et donc pourra être difficilement être levé par le seul accompagnement parental ou l’autonomie du travail de l’élève ou de l’étudiant·e. Enfin parce qu’ils savent combien les environnements sociaux de leurs élèves et étudiant·es offrent des conditions déjà très inégalitaires dans la vie habituelle de l’école ou de l’université pour vite comprendre que le confinement et ses isolements exacerberaient de tels écarts.
Vouloir lutter contre les inégalités aurait été tout d’abord de rassurer les parents, les élèves, les étudiant·es en les assurant que, quel que soit le travail scolaire et universitaire possible pendant le confinement, l’institution s’engageait à la reprise de cours à mettre en œuvre les aides nécessaires. A l’inverse les discours ministériels ont produit une pression irraisonnable, entraînant les familles dans des difficultés majeures pour assurer une aide efficace, difficultés s’associant parfois à des insuffisances d’équipement ou de réseau. A la veille des vacances, c’est la première fédération de parents d’élèves, la FCPE, qui demandait que cesse l’hypocrisie d’un discours ministériel assurant une continuité pédagogique où seuls quelques élèves décrochaient et enjoignant les parents d’assumer une responsabilité qui ne pouvait être la leur. Le message que le ministre adresse aux parents chaque vendredi offre l’exemple même de l’aberration de cette rhétorique communicationnelle : « le but n’est pas de travailler toute la journée de manière austère mais au contraire d’avoir des temps agréables en famille, d’utiliser tous les moments pour leur prendre leur sève éducative[1] » affirme le ministre enjoignant les familles au bonheur éducatif. Cette période doit être caractérisée par la bienveillance, conclut-il dans une sidérante négation de la réalité sociale de bien des vies familiales où c’est justement la pression exercée par l’injonction scolaire et universitaire qui a induit les tensions. Quant à l’appel au recueil de la « sève éducative » de chaque moment de cette vie quotidienne confinée, coincée entre la pression de l’employeur sur le télétravail, les tâches domestiques et l’angoisse du moment … elle ne peut traduire qu’un aveuglement total sur la réalité des vies quotidiennes des familles populaires voire du pire des mépris à leur égard. Que dire des étudiant·es confinées dans leurs chambres sur des campus désertés avec parfois plus aucun revenus pour se nourrir et payer leurs loyers car privés de leur travail d’appoint ?
Mais il y a une autre question qui doit nous alerter. Depuis le début de son mandat ministériel, Jean-Michel Blanquer soutient la création de startups de l’EdTech, que l’on voit progressivement s’immiscer dans l’action publique éducative. L’autorisation du Ministère de l’enseignement supérieur à recourir à des outils numériques développés par des entreprises privées et à des “fournisseurs de service” privé pour tenir des TD à distance voire même des examens procède de la même logique. La réforme de Canopé, la nomination à sa tête d’une responsable d’une entreprise leader de l’EdTech et l’offensive commerciale importante d’officines privées qui contactent directement des collègues du supérieur pour vanter leurs produits, leur proposant même des offres promotionnelles ou des périodes d’essai de plateformes, ressources, etc. témoignent de cette volonté.
L’école à distance leur fournit une exceptionnelle opportunité. Alors qu’ils se sont développés grâce aux aides publiques, les voilà prêts à fustiger ce qu’ils considèrent comme les incapacités de l’État à répondre aux défis de l’enseignement à distance. Les voilà prêts à offrir l’accès gratuit à leurs plateformes, camouflant leur stratégie d’appel sous les vertus de la solidarité. Nul doute que la crise pandémique leur offrira une capacité de développement… Voilà sans doute le mensonge principal du discours insistant sur les enjeux de la continuité, y compris dans son expression d’inquiétude inégalitaire : il est en train de produire la mise en marché d’une offre d’aide, de soutien, d’enseignement qui ne pourra profiter qu’à ceux qui disposent des ressources suffisantes pour le payer. Et déjà, les chantres de la pédagogie inversée et de l’usage des modules d’enseignement à distance (MOOC et autres) dans l’enseignement supérieur se réjouissent ouvertement de l’expérimentation des outils à grande échelle rendue possible par la crise sanitaire et appellent de leurs vœux la poursuite généralisée de la démarche dès la rentrée. De toute évidence, la « continuité pédagogique » nous entraîne vers de nouvelles inégalités encore plus insidieuses, produites par la mise en marché croissante des offres d’aide scolaire et universitaire qui comme celles du soutien scolaire actuel, creuseront davantage encore les écarts. Nous ne devons cesser de le rappeler tant ce dernier mois a montré les limites de l’enseignement virtuel et rappelé la dimension humaine fondamentale des apprentissages.
Anne ROGER et Paul DEVIN
[1] « Rendez-vous parents » du 27 mars 2020