Défendre à la fois la liberté d’expression et les valeurs de l’intérêt général

Les tensions se multiplient sur la question des droits des fonctionnaires. Les accusations sont particulièrement fortes, à l’occasion du projet de loi Blanquer, qui reprochent aux agents d’instrumentaliser leurs fonctions à des fins d’opposition politique. Le ministre et les députés se plaisent à citer les anecdotes d’un tract glissé dans un cartable. Les injonctions hiérarchiques au silence se multiplient alors que commencent même à être prononcées quelques mesures disciplinaires.

Bras de fers managériaux plutôt qu’exigences réglementaires

Il faut tout d’abord constater que dans bien des cas, la tentative hiérarchique s’appuie peu sur l’argumentation réglementaire pour se limiter à des propos vagues appelant à la loyauté ou à l’obéissance, notions qui n’ont pas d’existence juridique pour les fonctionnaires. Une lettre récemment adressée par un DASEN à un directeur est révélatrice de ce flou réglementaire : l’administration lui reproche de ne pas avoir respecté son obligation de neutralité parce qu’il a participé à une table ronde télévisée. Mais l’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 est pourtant clair : l’obligation de neutralité se limite à l’exercice des fonctions. En répondant à un journaliste hors de son exercice professionnel, ce directeur n’est pas tenu à l’obligation de neutralité. C’est donc un rapport de force politique qui est exercé ici par cette lettre et non une injonction hiérarchique légitime.

Confusions tendancieuses

D’autres demandes sont révélatrices de confusions. Celles, par exemple, faites autour des initiatives parlementaires de défense du projet de loi. L’administration ne devrait en rien s’en mêler. Si elle est subordonnée au gouvernement, par principe constitutionnel, ce n’est que dans l’application des lois et des règlements… certainement pas dans le soutien d’un projet de loi ! Comment ceux-là même qui invoquent le principe de neutralité pour interdire l’expression d’un enseignant, peuvent-ils suggérer à un inspecteur d’aller soutenir un député lors d’une réunion publique ou accepter que les messageries administratives puissent servir à inciter les agents à y participer ?
Là encore le flou réglementaire est d’autant moins acceptable qu’il agit avec une géométrie variable guidée par une volonté de soutien de la politique ministérielle qui dépasse largement les fonctions de l’administration. La notion de loyauté dont il faut redire qu’elle n’est pas une obligation légale du fonctionnaire a fini par imposer l’idée d’une mise à disposition de l’administration aux volontés ministérielles. Cela outrepasse largement le principe de subordination.

Dialectique des droits et des obligations

Si l’agent doit se conformer aux instructions, la loi de 1983 a voulu l’exprimer sans que cela puisse se confondre avec une simple obéissance aux ordres donnés. La conformité à l’instruction ne se réduit pas à l’application littérale d’une injonction c’est pourquoi le législateur a voulu associer dans l’article 28 la conformité aux instructions avec l’affirmation de la responsabilité de l’exécution des tâches confiées.
Cette construction dialectique complexe cherche à concilier deux principes qui pourraient être perçus comme contradictoires. Celui d’une subordination à la décision politique qui évite que l’intérêt particulier puisse guider l’action de l’agent aux dépens de l’expression de la volonté générale. Mais aussi celui d’une limitation de cette subordination, pour que l’administration ne puisse pas être instrumentalisée par l’idéologie des gouvernants et puisse bénéficier de la continuité de l’expertise professionnelle des agents. Les principes de la responsabilité de l’agent, du statut, du libre accès aux emplois publics et d’une hiérarchie basée sur l’application réglementaire et non sur le pouvoir personnel sont les outils qui vont permettre cette dialectique nécessaire à une service public en démocratie.

La liberté du fonctionnaire citoyen

Enfin, la loi le dit sans ambiguïté : le fonctionnaire est un citoyen libre. Ce fut une longue conquête depuis la seconde guerre mondiale et jusqu’au statut unifié de 1983. Thorez disait que la loi du 19 octobre 1946 considérait le fonctionnaire « comme un homme et non comme un rouage ». Il faudra près de quarante ans pour que cette conception humaniste puisse garantir légalement la liberté citoyenne.
Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les accusations portées qui dénoncent les agissement politiques d’enseignants auprès des élèves ou des parents, cet équilibre des droits et des obligations repose sur un large consensus qui garantit à l’action publique sa capacité à servir l’intérêt général et l’égalité. Citer quelques dysfonctionnements et les mettre en scène en criant au scandale ne vient en rien mettre en doute une réalité caractérisée par l’engagement des agents et leur attachement aux valeurs.

C’est ensemble que nous devons affirmer notre volonté que perdure une telle conception de la fonction publique, en affirmant à la fois la nécessité des droits et des obligations. Mais cette exigence nous ne permettrons pas qu’elle soit confondue avec l’autoritarisme ministériel et hiérarchique. Il n’en va pas que de notre liberté citoyenne de fonctionnaire, il en va aussi de notre volonté de garantir une action publique égalitaire.

Paul Devin