Les crises mondiales sont des moments charnières dans l’évolution des sociétés, pour le pire et parfois le meilleur, en fonction des rapports de forces politiques et sociaux.
La Grande Guerre accoucha d’immenses souffrances, de la brutalisation des sociétés, du fascisme, mais aussi du droit des peuples à disposer d’eux mêmes, d’une espérance dans un monde débarrassé du capitalisme, de l’esquisse plus humblement d’un droit du travail promu à l’échelle mondiale avec l’OIT et la première reconnaissance du syndicalisme.
La Deuxième Guerre Mondiale se solda par des violences d’une intensité et d’une cruauté sans égale dans l’Histoire, mais aussi par la naissance d’une organisation – l’ONU – qui se voulait porteuse d’une volonté de paix et d’une réponse solidaire aux inégalités sociales et économiques, terreau du fascisme récemment vaincu.
La crise sanitaire que nous traversons, si elle ne se traduit pas par des hécatombes et des destructions à la même proportion, n’en constitue pas moins, par ses conséquences et par ce qu’elle révèle de la fragilité et des injustices du capitalisme mondialisé, un moment capital pour changer de voie, à la condition de mener les luttes politiques et sociales nécessaires.
1) Une crise révélatrice d’un système économique dépassé.
L’épidémie engendre souffrances et décès, c’est bien sûr l’élément le plus important.
Alors que se profile une récession bien plus grave qu’en 2008, la crise souligne également la grande fragilité d’une économie capitaliste néo libérale et mondialisée, dans laquelle les prolétariats exploités de la Chine, de l’Inde et des pays émergents sont devenus des outils essentiels à la production de marchandises qui ne le sont pas moins aujourd’hui, des médicaments aux masques, des machines médicales aux gants.
Elle révèle un besoin d’État stratège, protecteur et redistributeur, un besoin d’autant plus impérieux que le marché, piloté par la recherche du profit y compris en ce moment en reversant des dividendes records aux actionnaires est incapable de répondre aux nécessités de l’heure.
La crise met aussi en évidence par ses effets les inégalités sociales à toutes les échelles, tant il est vrai que ce sont toujours les populations les plus pauvres qui payent la note la plus lourde.
Dans les pays du Sud frappés par l’effondrement des échanges mondiaux, la crise va accroître la misère par un chômage de masse.
Dans les quartiers populaires des pays riches, moins pourvus en équipements médicaux, où ont été entassés les travailleuses et les travailleurs longtemps « invisibles » et qui occupent des emplois aujourd’hui enfin – mais pour combien de temps ? – reconnus (caissières, éboueurs, policier.es, livreurs, manutentionnaires , aides à la personne et tant d’autres…), la mortalité frappe durement, d’autres catégories, à commencer par les personnels soignants payant courageusement un lourd tribut du fait des conditions de sécurité dans lesquelles ils et elles sont tenu.es d’exercer leurs missions essentielles.
Les effets dévastateurs de la crise remettent en cause le dogme des politiques libérales fondées sur la libre concurrence, l’austérité budgétaire et la primauté du marché.
La crise met crûment en lumière le besoin de services publics renforcés et dégagés de la recherche du profit.
Les services publics de santé, notamment en France – mais que dire des EU !?… – affrontent en effet l’afflux de patients dans un état scandaleusement dégradé par une gestion entrepreneuriale. La santé est devenue une marchandise, l’hôpital public un moyen de dégager du profit. En raison des coupes massives de moyens (lits, hôpitaux et personnels) au nom d’une prétendue rationalisation, et en dépit des alertes et des mobilisations des personnels depuis des années, le pays doit affronter une grave crise sanitaire avec un service de santé affaibli, situation inacceptable dont la responsabilité est politiquement partagée au-delà des alternances depuis 15 ans. La diminution des recrutements et financements dédiés à la recherche fondamentale a pesé sur notre capacité à combattre les virus.
Sur le plan politique, la période, en raison justement du renforcement du rôle de l’Etat et donc de gouvernements pas nécessairement démocratiques est lourde de dérives autoritaires.
Au Brésil, en Russie, en Hongrie, en Inde ou en Chine, voire aux Etats Unis, les gouvernements tentent de renforcer leur mainmise sur les sociétés, attisent les haines xénophobes et racistes, habituels dérivatifs à leur incurie face à la crise. Les dictatures profitent de l’impératif de la santé publique pour mettre fin aux contestations sociales et politiques qui se multipliaient depuis des mois, comme en Algérie. Ça et là le fanatisme religieux, n’épargnant aucune chapelle, nie la réalité scientifique de l’épidémie, voire le travestit en épreuve divine pour les fidèles.
L’Union européenne peine à organiser les solidarités entre Etats membres, a fortiori avec les voisins du sud. Les frontières réapparues renvoient à des temps anciens, au risque de crédibiliser les forces nationalistes qui prospèrent sur la peur de l’autre, au dedans comme au dehors d’un pays.
Dans les démocraties, les libertés individuelles sont à nouveau rabotées, et l’emprise des exécutifs sur le parlement et la Justice renforcée, dans la droite ligne des évolutions en cours depuis l’essor de pratiques terroristes.
En France, la lente progression du RN se poursuit, y compris lors du premier tour des élections, et surtout se confirment tant l’ancrage local d’équipes municipales d’extrême droite, que la porosité des électorats de droite et d’extrême droite.
2) Les tâches du syndicalisme
Le syndicalisme, et donc la FSU, se doit de sérier les questions dans le temps.
La priorité réside dans la défense immédiate des personnels, notamment celles et ceux qui sont menacé.es dans leur intégrité physique, par le manque de matériels de protection dans l’exercice de leurs missions, ou par des décisions hiérarchiques de reprise d’activités prématurées qui minimisent les dangers inhérents pour les salarié.es, notamment les fonctionnaires, ou les usagers.
Il s’agit également, pour les mêmes raisons, d’exiger l’arrêt des activités économiques non essentielles au pays, à tout le moins des entreprises où la protection du personnel n’est pas assurée
Elle consiste également dans le maintien du travail d’information des adhérents et de dialogue exigeant avec les hiérarchies.
Mais il lui faut également anticiper, et ce dans une période paradoxale.
D’un côté, le président Macron et la quasi totalité des forces politiques prétendent prendre leurs distances avec le libéralisme, exaltent l’État providence et rendent un juste hommage aux services publics et à celles et ceux qui les servent.
De l’autre, comme on l’a vu, le pouvoir est momentanément renforcé, les oppositions parlementaires ou syndicales placées face à un état d’urgence qui autorise de nouvelles restrictions au droit du travail et aux libertés publiques, sans possibilités réelles de riposte par la grève ou la manifestation, et ce pour une période qui dépassera celle du confinement.
Or la gestion de l’après crise sera déterminante pour construire une société qui tienne compte des fragilités accentuées par la crise. Et parier sur la sincérité des paroles présidentielles reviendrait à oublier les promesses creuses d’après crise de 2008.
A moyen terme, le mouvement social doit être en capacité d’obtenir la suppression de contre réformes dont la suspension par le gouvernement lui-même démontre à quel point elles n’étaient pas favorables aux travailleuses et aux travailleurs : la réforme des retraites ouvrait ainsi la voie à leur capitalisation, alors que l’effondrement des bourses démontre l’aspect aléatoire des démarches de casino ; la réforme de l’assurance chômage ne pouvait que se traduire par une dégradation dramatique des droits des demandeurs et demandeuses d’emplois, quand plusieurs millions sont actuellement au chômage.
Les services publics ne sont pas une réalité abstraite : ils s’incarnent dans des femmes et des hommes attaché.es d’abord à l’intérêt général, libres d’adapter leurs pratiques au seul impératif de cet objectif, car dégagé.es du poids des intérêts politiques ou économiques locaux. En un mot, des fonctionnaires citoyens auxquels un statut garantit une autonomie d’exercice au service du bien commun. Cela passe par un renforcement des CHSCT dont l’utilité a été mis en lumière dans cette crise d’ampleur. Cela passe par un regard démocratique, exercé par leurs organisations syndicales représentatives sur leurs conditions de carrières et de mobilité et donc par le retour à des CAP au fonctionnement légitimé et amélioré.
Les métiers « en première ligne » sont souvent aussi les métiers les plus féminisés et les plus dévalorisés du monde d’avant. L’état en tant qu’employeur et financeur des secteurs éducatifs et sanitaires se doit d’être exemplaire en matière d’égalité. Un vaste plan de financement doit être fléché pour d’emblée se mettre en conformité avec les lois qui exige à travail de valeur égale salaire égal. Il doit aussi préparer une revalorisation forte des salaires et des carrières des personnels engagé-es dans ces métiers dont l’utilité sociale n’est plus à prouver.
Or le scenario est sans doute déjà écrit dans l’esprit des dirigeants conservateurs. La crise passée, les citoyennes et les citoyens tournés à juste titre vers des joies simples retrouvées, le risque est grand d’un retour rapide aux pratiques qui ont mené nos sociétés dans leur état de souffrance et d’injustice actuel.
Les dépenses massives de l’État pour soutenir l’activité, en France comme ailleurs, ne s’accompagnent pas d’une pression fiscale accrue sur le capital. L’union européenne reste frileuse dans la lutte commune contre l’évasion fiscale, la taxation des échanges de capitaux spéculatifs ou la mise en place d’un budget européen à la hauteur des besoins des peuples et au service des peuples.
Dès lors l’endettement progresse. Alors comment financer la relance des services publics ? Si la santé était sanctuarisée au moins provisoirement, qu’en serait-il des autres services ? Qu’en sera-t-il de l’emploi public, d’une revalorisation des salaires, attendue depuis si longtemps, d’un dégel du point d’indice. Sans rapport de force, sans mobilisation, nous connaissons la réponse.
Enfin, il est des réformes de circonstance qui, les circonstances passées, demeurent.
La généralisation du télétravail non compensée par un droit effectif à la déconnexion, le nouvel « assouplissement » du droit du travail, notamment sur les horaires, le passage au contrôle continu pour le bac et aux examens à distance dans l’enseignement supérieur, ou l’encadrement des libertés publiques constituent autant de reculs pour les citoyens – travailleurs et pour la démocratie.
Le syndicalisme devra prendre garde à ce que le provisoire le reste.
D’où le troisième défi, le plus délicat, le plus décisif ; celui de la préparation d’une alternance progressiste propre à redonner espoir aux travailleuses et aux travailleurs, à favoriser les mobilisations revendicatives.
Pour cela plusieurs conditions.
Travailler au contenu d’une alternative crédible et en créer les conditions, qui passent par le rassemblement des forces syndicales, sans exclusive, sans enfermement dans un « camp » soi-disant « réformateur » ou « contestataire », des catégories qui servent les seuls intérêts du patronat public ou privé.
La démarche de la tribune des 18, associant syndicats et associations, autour d’un programme concret de réformes de rupture à mener après la crise, avec l’appui du rapport de force social, constitue une initiative utile et prometteuse. Elle sera d’autant plus fertile que l’arc syndical pourra s’élargir au-delà d’organisations habituellement proches dans les luttes comme les analyses (FSU, CGT, Solidaires, Unef, UNL…).
Il s’agit également d’associer un maximum de salarié.es à ces débats et à cette démarche.
Elle peut permettre l’échange avec les forces politiques qui le souhaitent, dans le respect de leurs rôles respectifs et de l’indépendance de chacun, créant pourquoi pas les bases d’une démarche à approfondir à l’approche des échéances de 2022.
Pour conclure, on ne saurait opposer les taches actuelles et futures du syndicalisme, l’urgent et l’important ne se confondant pas toujours nécessairement.
En 2022, dans l’hypothèse d’une Gauche divisée, d’un syndicalisme émietté, le risque n’est pas mince d’une victoire du candidat du statu quo, ou, pire encore, de l’accès au pouvoir d’un régime nationaliste, autoritaire et xénophobe.
Le syndicalisme, et donc le monde du travail, risqueraient gros à confondre indépendance politique et indifférence au politique.